La rivière s'écoule
Sur l'autre rive dont les eaux baignées de lumière
fendent la ville en son coeur, les tilleuls se blottissent en massifs
verdoyants qui en ceignent les berges.
Voici quelques mois, il me fut donné pour la première
fois de voir mourir quelqu'un. Mon père s'en était
allé. Il n'est pas banal de réaliser que ce qu'on attend
là, scruter un visage, c'est en fait le dernier souffle d'un
être. Les lourdes paupières qui en masquaient
déjà les yeux caverneux, un peu comme ceux de ce cadavre
entr'aperçu sur une photographie, ne battaient plus. La mort que
tous savaient s'approcher inéluctablement s'était
présentée soudainement par un jour clair au terme d'une
longue nuit.
Et simultanément l'univers qui entourait cette personne
s'était effondré. Coupées de leurs racines
vitales, toutes les choses proches de mon père dont les liens
avaient ainsi été défaits n'étaient plus
qu'éparses. Elles se sont enfouies dans la mémoire des
personnes que cet homme a laissées derrière lui,
dispersées et cachées pour la plupart dans
l'obscurité.
Combien violente peut ainsi être l'absence soudaine d'une vie!
Nos proches ont été bouleversés de s'apercevoir
que la mort pouvait créer un tel vide ici-bas. Alors que les
phénomènes extérieurs nous révèlent
définitivement un monde imparfait parsemé de vides, qui
n'est qu'assemblage de choses peu cohérentes, la mort nous
rappelle qui c'est justement en cela qu'en réside la
vérité. D'un autre côté, toutes ces
choses-là mettent en même temps en évidence que
l'espace de notre esprit intérieur et l'unification de son
univers ne doivent leur existence qu'à celle de notre vie.
Peut-on dire qu'il s'agit là de l'énigme de la vie, dont
l'existence se manifeste par la prise de conscience de la mort?
Sous ces tilleuls bien vivants, je fais resurgir des choses enfouies
dans une mémoire où se cachent des moignons d'arbres,
dont j'attends de l'organicité réelle qu'elle
réveille un espace qui viendra se substituer à
l'inexistence. Il serait qu'il s'agisse là d'une oeuvre
parodiant la vie, qui répare des vides en remettant en place ce
qui est resté. Il se pourrait bien en d'autres termes qu'il
s'agisse de dresser une nouvelle généalogie dont l'arbre
ait à sa racine la prise de conscience du monde tel qu'il est,
de l'inexistence, de la désintégration et des manques, en
révélant l'entendement. C'est l'oeuvre qui consiste
à déployer l'espace que construit l'entendement par
lequel naît la conscience.
|