Shigeko Hirakawa

Texte de Shigeko Hirakawa, Avril 1997,
publié dans le catalogue "Mont-de-Marsan Sculpture"

La rivière s'écoule


Sur l'autre rive dont les eaux baignées de lumière fendent la ville en son coeur, les tilleuls se blottissent en massifs verdoyants qui en ceignent les berges.
Voici quelques mois, il me fut donné pour la première fois de voir mourir quelqu'un. Mon père s'en était allé. Il n'est pas banal de réaliser que ce qu'on attend là, scruter un visage, c'est en fait le dernier souffle d'un être. Les lourdes paupières qui en masquaient déjà les yeux caverneux, un peu comme ceux de ce cadavre entr'aperçu sur une photographie, ne battaient plus. La mort que tous savaient s'approcher inéluctablement s'était présentée soudainement par un jour clair au terme d'une longue nuit.
Et simultanément l'univers qui entourait cette personne s'était effondré. Coupées de leurs racines vitales, toutes les choses proches de mon père dont les liens avaient ainsi été défaits n'étaient plus qu'éparses. Elles se sont enfouies dans la mémoire des personnes que cet homme a laissées derrière lui, dispersées et cachées pour la plupart dans l'obscurité.
Combien violente peut ainsi être l'absence soudaine d'une vie! Nos proches ont été bouleversés de s'apercevoir que la mort pouvait créer un tel vide ici-bas. Alors que les phénomènes extérieurs nous révèlent définitivement un monde imparfait parsemé de vides, qui n'est qu'assemblage de choses peu cohérentes, la mort nous rappelle qui c'est justement en cela qu'en réside la vérité. D'un autre côté, toutes ces choses-là mettent en même temps en évidence que l'espace de notre esprit intérieur et l'unification de son univers ne doivent leur existence qu'à celle de notre vie. Peut-on dire qu'il s'agit là de l'énigme de la vie, dont l'existence se manifeste par la prise de conscience de la mort?
Sous ces tilleuls bien vivants, je fais resurgir des choses enfouies dans une mémoire où se cachent des moignons d'arbres, dont j'attends de l'organicité réelle qu'elle réveille un espace qui viendra se substituer à l'inexistence. Il serait qu'il s'agisse là d'une oeuvre parodiant la vie, qui répare des vides en remettant en place ce qui est resté. Il se pourrait bien en d'autres termes qu'il s'agisse de dresser une nouvelle généalogie dont l'arbre ait à sa racine la prise de conscience du monde tel qu'il est, de l'inexistence, de la désintégration et des manques, en révélant l'entendement. C'est l'oeuvre qui consiste à déployer l'espace que construit l'entendement par lequel naît la conscience.

Shigeko HIRAKAWA
Avril 1997