Ellipse
Je me dis parfois que je refais un chemin déjà plusieurs
fois parcouru, bien surprise de cette découverte, alors que
j'étais sûre quelques instants avant encore d'aller bien
droit devant moi. Il s'agit sans doute d'une sorte de réveil
heureux. L'avancée véritable serait sans doute de
s'arrêter là en s'apercevant de son illusion. Continuer
à avancer dans la même direction en croyant que je
progresse ne peut sans doute que m'amener à une
régression sans remède. Un tel réveil en tout cas
me contraint à choisir.
Parfois, je me trouve devant une alternative radicale: tout garder ou
tout abandonner. Notre expérience, passée ou future, est
enfermée dans un ordre temporel irréversible. Je dois
soudain faire un choix périlleux; c'est comme s'il fallait
marcher sur une corde raide sans être funambule. L'impression que
j'avais encore juste avant que ne s'ouvrent les choix s'avère
alors illusoire. Devant cet écart qui se creuse brusquement
entre l'image que j'avais de la réalité et la
réalité qui m'est révélée dans le
réveil, ma conscience se métamorphose. Elle tente
d'assimiler cette réalité révélée
dans l'image qu'elle a du monde, d'investir en elle une quantité
énorme d'énergie afin de l'élargir. Que
l'énergie puisse me guider dans cette marche sur la corde raide,
me permettre d'entrevoir un monde nouveau au delà de toutes les
dimensions déjà connues, tel est mon voeu profond.
Les artistes ont depuis longtemps évoqué l'image de
l'Univers et de la Terre sous différentes perspectives. Bien
souvent, je m'imagine regardant la Terre depuis un point d'observation
fort lointain, de l'autre extrémité de l'Univers, et je
me demande alors quelle forme prendrait la Terre si on la compressait
au point de l'aplatir complètement (1). Réduite à
une surface plane, il en résulterait dans mon imagination une
ellipse plutôt qu'un cercle parfait. Ses deux pôles,
l'arctique et l'antarctique, s'aplatiraient en une surface à
deux dimensions. Mais refusant de se superposer pour fusionner en un
seul point médian, ils altéreraient le cercle en
formation, en feraient une ellipse dont ils seraient les foyers. Ces
deux foyers me font penser au Yin et au Yang. J'imagine une gigantesque
spirale tendue entre ces deux pôles opposés, aspirer et
expirer la force magnétique de la Terre. J'essaie aussi de la
transposer dans la dimension temporelle: elle deviendrait alors une
spirale traversant le temps, allant du pôle du passé vers
celui du futur. L'homme serait un minuscule électron circulant
dans son champ magnétique. Il faudrait dire peut-être que
l'ellipse, telle que je la conçois, m'est inspirée moins
par l'aplatissement de la terre que par celui du champ
magnétique en forme de spirale: si on l'écrasait en lui
donnant une pression latérale, on aurait encore une ellipse.
Rappelons-nous que le mot ellipse vient du latin ellipsis, du grec
elleipsis, et signifie étymologiquement manque (2). Il
désigne en français, outre la figure
géométrique, l'omission d'un ou de plusieurs mots en les
sous-entendant, lorsque l'interlocuteur sait tacitement les
suppléer plus ou moins spontanément. Or, ce qu'implique
cette pratique (accord tacite ou préalable, supposition et
sous-entendu partagés) peut s'avérer parfaitement
incompréhensible pour un tiers qui ne serait pas en situation
d'y avoir accès. Pour lui, autrement dit, la présence
d'une ellipse peut rendre absolument opaque le sens d'une parole. Et le
monde est en effet essentiellement composé de personnes qui se
côtoient tout en se tournant le dos les unes aux autres. Nous
risquons à tout moment de nous trouver prisonniers de notre
petit monde fermé. Pourtant, nous devons sans relâche nous
efforcer de tendre la main vers un monde autre, vers le monde d'un
autre. Ce n'est qu'à ce point que nous pourrons voir nos
perspectives se dégager et que nous accéderons à
un point de vue nous permettant d'embrasser depuis le firmament la
totalité des autres mondes, de découvrir parmi la foule
d'ellipses disséminées dans l'Univers l'Ellipse par
excellence. L'image de l'ellipse, à la fois figure
géométrique à deux foyers - Yin et Yang - et art
de communication supposant un espace d'échange verbal clos,
n'est rien moins qu'une métaphore de l'Homme. L'homme a en lui
deux foyers, le bien et le mal. Ils ressemblent à
première vue à deux surfaces impossibles à
confondre, et pourtant ils sont interchangeables selon la situation
où l'on est. Sous ce rapport, ils apparaissent moins comme deux
pôles diamétralement opposés que comme des points
juxtaposés, deux foyers se côtoyant sur un même
plan. L'Ellipse que je fais surgir au milieu d'une toile à
l'aide de décolorant, représente comme en creux l'Homme
saisi dans son élan, à l'instant où de toutes ses
forces il se propulse dans le temps pour le traverser. Mon travail veut
restituer, fut-ce un seul instant, la manière dont les couches
successives de temps recouvrent l'état originel de l'existence
humaine, comme le font les couches successives de terre sur les ruines
d'une civilisation ancienne. Le décolorant doit chasser les
scories du temps. Certes, je ne nie pas ce que l'usage du
décolorant peut avoir d'effets dangereux, ce qui signifie
intervention d'une certaine violence. Mais cette violence est
là, je l'espère, pour que l'Ellipse nous réveille
plus fermement encore et pour qu'elle nous ramène aux origines
mêmes de la Vie.
(1) "Il y a plusieurs tâches en forme
de
globes aplatis aux pôles. Elles paraissent tourner dans la
verdure sur une orbite complexe. On voudrait s'approcher, mais aller
vers l'une c'est laisser les autres s'éloigner. On se sent
emporté jusqu'à découvrir la somptuosité de
l'univers.". D'après le texte de l'artiste figurant dans le
catalogue édité à l'occasion du "Concours /
Sculpteurs dans la Ville: Hommage à Henri Gaudier- Brzeska",
1992 Saint.Jean.de-Braye, France.
(2) "Ellipse: Omission syntaxique ou stylistique d'un ou plusieurs mots
que l'esprit supplée de façon plus ou moins
spontanée... - Art du raccourci ou du sous-entendu: Il n'est
jamais question qu'il raconte tout, il sait plus de choses encore qu'il
n'en dit. C'est que le langage est ellipse. (Sartre) (...)
Métaphore de 'manque'. ..." (le Petit Robert)
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