Eau Suivie - Expérimenter la circulation du vivant
Les oeuvres de Shigeko Hirakawa pour la Maison des Arts de Malakoff -
une imposante maison de maître avec jardin -, doivent se regarder
comme une pièce agissant en plusieurs actes, dedans et dehors,
dans une déambulation qui conduit le visiteur des entrailles de
la terre vers le ciel. Cette dramaturgie, qui prend la pleine mesure
des lieux, n'occulte cependant nullement la dimension propre à
chaque sculpture. L'oeuvre résiste à tout effet
théâtral. Chaque acte se joue en se méfiant de trop
de mise en scène. L'oeuvre doit être efficace pour retenir
le regard et inscrire le corps du visiteur - lui-même
majoritairement composé d'eau - dans son processus propre, sa
circulation singulière.
Dans le jardin, d'un vert-jaune fluorescent sur le pourtour et Eau
domestiquée présente des lentilles d'eau
géantes, d'un vert plus soutenu au centre. C'est de l'eau "
domptée, isolée de la nature, enfermée et immobile
", enveloppée dans un plastique mou et transparent,
colorée de fluorescéine, une substance qui permet de
suivre le parcours des eaux souterraines. Cette eau colorée sera
le fil d'Ariane du dispositif. Elle permet de repérer et de
distinguer sans ambiguïté - il s'agit bien d'une
expérience, voire une expérimentation -, et de donner
à l'eau, par cette couleur artificielle, un caractère,
paradoxalement, encore plus abstrait et plus universel. Le
jardin, en longueur, est structuré par la verticalité,
délimité en ses extrémités par la maison et
par une fontaine composée de colonnes, réunies sur les
côtés par un alignement d'arbres. Les sculptures ont donc
décidé d'un premier décalage, en jouant de
l'horizontalité. Elles ne se placeraient pas sur le terrain
classique de l'érection. Elles prendraient la dimension du
jardin par des dimensions peu vraisemblables. Les couleurs, qui
écartent d'emblée l'oeuvre de toute
récupération par son environnement ou d'une quelconque
velléité de lecture écologique, opèrent une
seconde distanciation. Shigeko Hirakawa se garde bien, encore une fois,
de tout effet naturaliste. Elle sait que le jardin est un lieu
cultivé, le contraire d'un espace naturel, c'est un espace
domestiqué, comme l'eau qu'elle nous propose, comme celle de la
fontaine. Comment ne pas voir dans ces lentilles d'eau des yeux,
pupilles et iris : c'est d'abord le regard qui cultive et domestique,
celui de l'artiste, qui donne à voir, celui du visiteur, qui
relie et souligne. Le regard, comme le jardin est une chose mentale,
comme le jardin, il invite à la marche. Lentilles ou pupilles,
comme un regard, reflet du monde du dehors et trouée sur le
monde du dedans : les ronds d'eau sont des puits sans fond, ils relient
le ciel et la terre.
Entrons, tels Alice ! Au rez-de-chaussée de la maison, nous
sommes invités à déambuler dans une installation
intitulée plongés dans la pénombre, seulement
guidés par des halos lumineux comme en Eau-souterrain,
ébullition, au plafond, fruits de la traversée de
containers d'eau, toujours colorée de ce vert fluorescent, et
animée de bulles d'air. Le dispositif qu'elle met en place peut
s'apparenter à celui d'une expérimentation scientifique
de laboratoire ou à la découverte de l'atelier clandestin
d¹un alchimiste. Un sentiment partagé de danger imminent et
de libération prochaine nous fait cheminer malgré tout
vers la lumière. Les plongeurs doivent éprouver ce
sentiment là lorsqu'ils remontent de la nuit des tréfonds
sous-marins et qu'ils retrouvent enfin la lumière du soleil
filtrée par une épaisseur de plusieurs mètres
d¹eau.
Au premier étage, poursuivant notre mouvement ascensionnel, nous
remontons la colonne d'eau. De multiples colonnes de tissu bleu forment
les piliers d'une architecture profondément revisitée,
nous arrivons Eau-ciel. Dans l'ancien Japon, le
mot "
amé " était employé à la fois pour
désigner la pluie et le ciel. Ici, le caractère non
réaliste, voire fantastique, de l'oeuvre, est souligné
par l'utilisation de l'espace et le choix des matériaux : ni
reconstitution, ni évocation, encore moins simulation, mais
proposition, construction d'une oeuvre poétique, dans sa
capacité à produire du sens, en s'inscrivant dans une
économie des lieux offerts et des moyens utilisés, sans
se laisser dicter ni par les uns ni par les autres. Shigeko Hirakawa a
compris lorsqu'elle nous propose ce que l'on regroupe par
facilité sous le vocable d'installation, est profondément
sculpteur dans sa relation au monde. Comme tous les sculpteurs, le
dessin tient chez elle une place importante.
Circulation d'eau résume le mieux le projet
général. Dans un sens ce pourrait bien être un
titre générique, celui qui mouvement perpétuel,
une eau toujours teintée de fluorescéine on
retrouve les verts artificiels des oeuvres du jardin, la coloration
changeant selon la couleur du fond -, circule en circuit fermé. Circulation
d'eau, circulation du corps, circulation du regard,
circulation du
vivant : dans le trafic des images et des sensations, rétive aux
effets spéciaux, aux trucages et aux simulations, loin de tout
espace virtuellement suggéré, Shigeko Hirakawa nous
permet d'expérimenter ces différentes circulations qui
croisent nos représentations. Elle inscrit sa création,
encore une fois, non pas dans une volonté fusionnelle de rendre
compte du réel mais dans un désir de production, ou
co-production, d'une réalité plus vraie que le
réel, plus éclairante pour la vérité que la
véracité, la ressemblance ou la vraisemblance : " Il
serait curieux qu'il s'agisse là d'une oeuvre parodiant la vie
(S) ", écrivait l'artiste au sujet d'une
précédente installation.
Il y a dans l'oeuvre de Shigeko Hirakawa une ambition que je rencontre
rarement chez les artistes qui partagent son intérêt pour
le paysage. Elle sait, plus que quiconque, la difficulté de ce
travail qui consiste à intervenir dans un environnement dense
qui se passe fort bien de la présence de l'art. Elle sait qu'il
ne faut surtout pas se placer sur le même terrain. Elle est en
cela aux antipodes des artistes qui n'utilisent que des
matériaux naturels, et qui souhaitent juste souligner un peu,
accompagner mais pas trop, être là sans y être
vraiment, en s'en excusant presque. Il n'y a aucun complexe de cet
ordre là chez Shigeko Hirakawa. Il y a chez elle la conscience
de l'hostilité du milieu naturel, conscience de japonaise
d'origine qui n'a pas cultivé de romantisme particulier à
l'égard de " mère-nature ". Apprivoiser, ou s'il le faut,
domestiquer, pour faire une place à l¹homme aussi :
l'oeuvre de Shigeko Hirakawa nous parle avant tout de cette relation
à notre environnement et aux éléments, de notre
place sur la terre, de la difficulté de s'y projeter, de s'y
tenir debout, de l'habiter tout simplement, question qui renvoie, bien
sûr, à celle de son propre travail dans sa capacité
à 'inscrire dans un environnement - c'est un préalable -,
mais surtout à l'habiter.
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