Shigeko Hirakawa

Texte d'Olivier Delavallade, Août 2001,
publié dans "Shigeko Hirakawa - Eau suivie, 2001"

Eau Suivie - Expérimenter la circulation du vivant

Les oeuvres de Shigeko Hirakawa pour la Maison des Arts de Malakoff - une imposante maison de maître avec jardin -, doivent se regarder comme une pièce agissant en plusieurs actes, dedans et dehors, dans une déambulation qui conduit le visiteur des entrailles de la terre vers le ciel. Cette dramaturgie, qui prend la pleine mesure des lieux, n'occulte cependant nullement la dimension propre à chaque sculpture. L'oeuvre résiste à tout effet théâtral. Chaque acte se joue en se méfiant de trop de mise en scène. L'oeuvre doit être efficace pour retenir le regard et inscrire le corps du visiteur - lui-même majoritairement composé d'eau - dans son processus propre, sa circulation singulière.

Dans le jardin, d'un vert-jaune fluorescent sur le pourtour et Eau domestiquée présente des lentilles d'eau géantes, d'un vert plus soutenu au centre. C'est de l'eau " domptée, isolée de la nature, enfermée et immobile ", enveloppée dans un plastique mou et transparent, colorée de fluorescéine, une substance qui permet de suivre le parcours des eaux souterraines. Cette eau colorée sera le fil d'Ariane du dispositif. Elle permet de repérer et de distinguer sans ambiguïté - il s'agit bien d'une expérience, voire une expérimentation -, et de donner à l'eau, par cette couleur artificielle, un caractère, paradoxalement, encore plus abstrait et plus universel.  Le jardin, en longueur, est structuré par la verticalité, délimité en ses extrémités par la maison et par une fontaine composée de colonnes, réunies sur les côtés par un alignement d'arbres. Les sculptures ont donc décidé d'un premier décalage, en jouant de l'horizontalité. Elles ne se placeraient pas sur le terrain classique de l'érection. Elles prendraient la dimension du jardin par des dimensions peu vraisemblables. Les couleurs, qui écartent d'emblée l'oeuvre de toute récupération par son environnement ou d'une quelconque velléité de lecture écologique, opèrent une seconde distanciation. Shigeko Hirakawa se garde bien, encore une fois, de tout effet naturaliste. Elle sait que le jardin est un lieu cultivé, le contraire d'un espace naturel, c'est un espace domestiqué, comme l'eau qu'elle nous propose, comme celle de la fontaine. Comment ne pas voir dans ces lentilles d'eau des yeux, pupilles et iris : c'est d'abord le regard qui cultive et domestique, celui de l'artiste, qui donne à voir, celui du visiteur, qui relie et souligne. Le regard, comme le jardin est une chose mentale, comme le jardin, il invite à la marche. Lentilles ou pupilles, comme un regard, reflet du monde du dehors et trouée sur le monde du dedans : les ronds d'eau sont des puits sans fond, ils relient le ciel et la terre.  

Entrons, tels Alice ! Au rez-de-chaussée de la maison, nous sommes invités à déambuler dans une installation intitulée plongés dans la pénombre, seulement guidés par des halos lumineux comme en Eau-souterrain, ébullition, au plafond, fruits de la traversée de containers d'eau, toujours colorée de ce vert fluorescent, et animée de bulles d'air. Le dispositif qu'elle met en place peut s'apparenter à celui d'une expérimentation scientifique de laboratoire ou à la découverte de l'atelier clandestin d¹un alchimiste. Un sentiment partagé de danger imminent et de libération prochaine nous fait cheminer malgré tout vers la lumière. Les plongeurs doivent éprouver ce sentiment là lorsqu'ils remontent de la nuit des tréfonds sous-marins et qu'ils retrouvent enfin la lumière du soleil filtrée par une épaisseur de plusieurs mètres d¹eau.
 
Au premier étage, poursuivant notre mouvement ascensionnel, nous remontons la colonne d'eau. De multiples colonnes de tissu bleu forment les piliers d'une architecture profondément revisitée, nous arrivons Eau-ciel. Dans l'ancien Japon, le mot " amé " était employé à la fois pour désigner la pluie et le ciel. Ici, le caractère non réaliste, voire fantastique, de l'oeuvre, est souligné par l'utilisation de l'espace et le choix des matériaux : ni reconstitution, ni évocation, encore moins simulation, mais proposition, construction d'une oeuvre poétique, dans sa capacité à produire du sens, en s'inscrivant dans une économie des lieux offerts et des moyens utilisés, sans se laisser dicter ni par les uns ni par les autres. Shigeko Hirakawa a compris lorsqu'elle nous propose ce que l'on regroupe par facilité sous le vocable d'installation, est profondément sculpteur dans sa relation au monde. Comme tous les sculpteurs, le dessin tient chez elle une place importante. 
 
Circulation d'eau résume le mieux le projet général. Dans un sens ce pourrait bien être un titre générique, celui qui mouvement perpétuel, une eau toujours teintée de fluorescéine ­ on retrouve les verts artificiels des oeuvres du jardin, la coloration changeant selon la couleur du fond -, circule en circuit fermé. Circulation d'eau, circulation du corps, circulation du regard, circulation du vivant : dans le trafic des images et des sensations, rétive aux effets spéciaux, aux trucages et aux simulations, loin de tout espace virtuellement suggéré, Shigeko Hirakawa nous permet d'expérimenter ces différentes circulations qui croisent nos représentations. Elle inscrit sa création, encore une fois, non pas dans une volonté fusionnelle de rendre compte du réel mais dans un désir de production, ou co-production, d'une réalité plus vraie que le réel, plus éclairante pour la vérité que la véracité, la ressemblance ou la vraisemblance : " Il serait curieux qu'il s'agisse là d'une oeuvre parodiant la vie (S) ", écrivait l'artiste au sujet d'une précédente installation.
 
Il y a dans l'oeuvre de Shigeko Hirakawa une ambition que je rencontre rarement chez les artistes qui partagent son intérêt pour le paysage. Elle sait, plus que quiconque, la difficulté de ce travail qui consiste à intervenir dans un environnement dense qui se passe fort bien de la présence de l'art. Elle sait qu'il ne faut surtout pas se placer sur le même terrain. Elle est en cela aux antipodes des artistes qui n'utilisent que des matériaux naturels, et qui souhaitent juste souligner un peu, accompagner mais pas trop, être là sans y être vraiment, en s'en excusant presque. Il n'y a aucun complexe de cet ordre là chez Shigeko Hirakawa. Il y a chez elle la conscience de l'hostilité du milieu naturel, conscience de japonaise d'origine qui n'a pas cultivé de romantisme particulier à l'égard de " mère-nature ". Apprivoiser, ou s'il le faut, domestiquer, pour faire une place à l¹homme aussi : l'oeuvre de Shigeko Hirakawa nous parle avant tout de cette relation à notre environnement et aux éléments, de notre place sur la terre, de la difficulté de s'y projeter, de s'y tenir debout, de l'habiter tout simplement, question qui renvoie, bien sûr, à celle de son propre travail dans sa capacité à 'inscrire dans un environnement - c'est un préalable -, mais surtout à l'habiter.

Olivier DELAVALLADE
Août 2001